Débat entre Thierry FEBVAY, acteur de l’aménagement et Hélène NESSI, chercheur, sur le thème de la densité

La création de valeur | La ville durable | Les aménageurs
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22 Sep 2022

Pour chaque numéro, Remue-Ménage organise la discussion entre un acteur de l’aménagement et un chercheur sur un thème d’actualité. Consacrer cette première discussion au sujet de la densité est apparu comme une évidence, tant le débat occupe le devant des scènes médiatique, politique et citoyenne.

Pour mieux comprendre cette notion polysémique et appréhender les enjeux qu’elle sous-tend, rendez-vous à la Défense, avec Thierry Febvay, directeur général adjoint de l’établissement Paris La Défense et Hélène Nessi, maître de conférence, et chercheuse au sein du LAVUE (Université Paris Nanterre).

Si la « densité » s’est installée au centre des débats sur les stratégies d’aménagement des territoires, il semble toutefois qu’elle peut renvoyer à des choses très différentes selon l’interlocuteur ou le contexte de son utilisation. Comment définir la densité appliquée à la ville ?

Thierry Febvay :

Du point de vue d’un aménageur, je dirais que l’objectif de densité est une nécessité en milieu urbain constitué, en ce qu’il répond au bon usage de la ressource foncière. Il s’agit pour l’aménageur d’apporter un maximum de fonctionnalités et de services sur un espace physique donné, dans la limite de ce qui souhaitable au plan urbain. La notion est donc fortement contextuelle et se décline de manière différente d’un territoire à l’autre, selon son histoire et sa géographie, selon ce qui est déjà là et selon la capacité à créer un consensus social et politique autour de l’objectif de densité visé. Bref, ce n’est pas qu’une question de m² et de bilan d’opération.

L’exemple des Ardoines à Vitry-sur-Seine, sous maîtrise d’ouvrage de l’EPA Orsa, illustre cette question. Dans un territoire marqué par un siècle d’industrie lourde, le projet en cours de réalisation vise à faire émerger un nouveau quartier, équilibré dans ses fonctionnalités économiques et résidentielles. L’objectif de préservation d’un tissu productif et logistique conduit à maîtriser la constructibilité globale tout en obtenant un programme très ambitieux en matière de densité sur les secteurs qui s’y prêtent. On ne raisonne donc pas dans l’absolu, mais selon chaque projet urbain, lui-même inscrit dans une vision politique ou stratégique.

Hélène Nessi : Le concept de densité renvoie à une métrique. Éclairer le débat sur la densité implique de bien préciser à quel type de densité on fait référence, les indicateurs qui peuvent être mis en regard et les problématiques qu’ils permettent, in fine, d’éclairer.

Il peut s’agir de densité bâtie, de densité de population, d’occupation (permettant d’ouvrir un débat les logements vides) ou encore de densité au sol (imperméabilisation…), densité perçue (renvoyant davantage aux représentations et à l’acceptabilité du changement).

On pourrait ordonner en trois grandes familles les recherches sur la densité. Une première série de travaux s’intéresse à la densité vs la qualité de vie avec une entrée par les usagers qui intègre des questions d’acceptabilité de la densité et de l’augmentation du peuplement comme les travaux de Touati (2015a, 2015b), de représentation de la densité je vous renvoie ici à mon travail de thèse sur le rapport au cadre de vie, à la mobilité et l’accès aux équipements et aux espaces publics ouverts (Nessi, 2012).

Une seconde série de travaux s’intéresse à la question de la densité du point de vu des acteurs et s’intéresse à la densité et le modèle économique qui lui est associé. En lien avec les enjeux morphologiques, les travaux de Bouteille (2011) analyse les coûts de construction de la densité, Delpirou et moi-même avons analysé les mécanismes de rentabilité foncière à Rome et d’autres travaux étudient le péri-urbain à partir d’une entrée sur la consommation foncière, comme c’est le cas de la récente HDR de Aragau sur le ZAN. Les travaux de Bentayou et al. (2014) portent sur la densification des quartiers de gare, ceux de Daniel Béhar et Philippe Estèbe observent quant à eux l’impact des projets de nouvelles infrastructures du Grand Paris sur les tissus urbains, les équilibres sociaux mais également en matière d’effets induits négatifs en raison de l’augmentation du peuplement (logements livrés en amont de la mise en service des nouvelles lignes, absence d’équipements publics… avec un impact important sur la qualité de vie et le ressenti des habitants en raison de la saturation du trafic et des équipements).

Enfin, d’autres travaux, portant sur une entrée sociotechnique se sont intéressés au coût de la faible densité pour l’accès aux services essentiels (Revue Flux, n°79/80). De ces différentes recherches émerge un véritable débat politique concernant la tension entre la sobriété foncière et la nécessité de répondre à la demande de logements.  Nous retiendrons également que promoteurs et constructeurs sont les grands gagnants de la densification et que plus le quartier est dense, plus l’investissement publics dans les équipements ou l’aménagement des espaces publics sera élevé afin d’offrir une certaine intensité (coût de l’aménagement et des espaces publics, des équipements).

Une dernière série de travaux, que je viens d’introduire, s’intéresse à la densité en lien avec les questions environnementales soit à partir d’une entrée énergétique cherchant à éclairer des enjeux liés à la morphologie la plus adaptée limitant les émissions de CO2 et les déperditions de chaleurs ou encore favorisant la mise en œuvre de solution énergétique décentralisée, reposant sur la récupération d’énergie et/ou la production d’ENR, soit en questionnant l’impact sur les pratiques et les comportements plus vertueux, notamment de mobilité (Reigner, 2021). Suite aux travaux de E. Holden et T. Norland, en Europe du Nord, mettant en relation la densité avec les enjeux de mobilité et les représentations en matière de cadre de vie, ma thèse (H. Nessi, 2012) sur l’Ile-de-France et Rome a permis d’approfondir cette réflexion. Bien avant la crise du COVID les chercheurs norvégiens émettent l’hypothèse dès 2005 qu’une densité intermédiaire (de l’ordre de 80 logements à l’hectare) serait un bon compromis, limitant l’usage de la voiture la semaine et limitant la mobilité récréative le week-end. Une partie de ces réflexions proposent des termes plus pertinents comme la compacité et surtout l’intensité. Ces termes entrent d’ailleurs tout à fait en résonnance avec ce que vient de dire Thierry sur ce que peut offrir un territoire.

Il semble que dans les opérations d’aménagement, la dimension économique soit également un déterminant très important des objectifs de densité ?

TF : Si l’équilibre du bilan est une contrainte de laquelle aucun aménageur ne peut s’abstraire, le risque serait de fabriquer l’opération par son seul prisme. La résolution de l’équation économique est incontournable, mais il y a bien d’autres inconnues et paramètres à prendre en compte pour calibrer la densité d’un projet urbain : les résultats des études urbaines et environnementales, le produit de la concertation citoyenne, l’intégration des contraintes techniques, hydrauliques, géotechniques ou encore d’ensoleillement, acoustiques et aérauliques… La densité n’est donc pas fixée de manière abstraite et a priori, mais est plutôt la résultante d‘approches multifactorielles, en sachant qu’il n’y a pas qu’une seule solution mais des ensembles de solutions plus ou moins souhaitables selon les critères que l’on se donne.

Les projets se conçoivent et se mettent en œuvre selon un jeu d’itération continue entre les fluctuations du marché de l’immobilier, la programmation, le phasage, l’intégration d’une participation publique nouvelle, les variations des prix des constructions et des aménagements ou encore l’évolution des attentes politiques et citoyennes. L’enjeu est de garder le cap du projet urbain tout en prenant en compte la volatilité de ces paramètres.

Après une dizaine d’années consacrées à l’aménagement de secteurs de la région capitale en renouvellement urbain, ma conviction est qu’au final, assurer le financement l’équilibre économique d’une opération d’aménagement par ses seules recettes commerciales est l’exception. Faire porter dans ces territoires déjà occupés l’intégralité des coûts publics sur les recettes commerciales conduirait dans la plupart des cas à envisager des projets urbains non soutenables sur le long terme.

HN : De ce que j’en observe, la recherche entrant par un questionnement depuis les sciences humaines et sociales, plus particulièrement celles portant sur la question de l’habitant, l’acceptabilité ou la relation au cadre de vie pourraient éclairer les élus pour réfléchir à la forme de cette densité et sensibiliser les habitants aux transformations. Avec la montée en puissance de la mobilisation de la société civile, par exemple au triangle de Gonesse, voir les travaux de Tonnelat (2021) ou encore dans les multiples communes du péricentre en Ile-de-France parvenues à bloquer les PLU refusant la densification prévue, les élus éprouvent des difficultés à appliquer les injonctions fortes à la densification à l’échelle nationale (Grenelle 1 et 2) et régionale. Les habitants s’opposent au changement, ils craignent, et à raison, l’arrivée d’une nouvelle population, une augmentation du peuplement qui provoquerait la saturation des équipements, de l’offre de stationnement, du trafic, etc., ainsi qu’un changement de paysage et une disparition des espaces ouverts raisons parmi lesquelles ils ont fait ce choix résidentiel. En réalité, la densité, indépendamment du nombre de m2, n’est jamais bien accepté par les habitants. Un travail de pédagogie de la part de la puissance publique semble donc essentiel, mais également une véritable réflexion sur la nécessité ou non de densifier selon les contextes, ainsi que la forme que doit prendre cette densification et les services et les équipements qui doivent l’accompagner.

Les objectifs de maîtrise de l’étalement urbain ne sont pas nouveaux. La mise en application de l’objectif ZAN semble toutefois donner une nouvelle actualité aux questionnements sur la densité ?

TF :

La forme de développement telle qu’on l’a connue sur la deuxième moitié du XXème siècle n’est pas durable et cela fait désormais consensus.

Les enjeux sont multiples et concernent tout autant la sanctuarisation des espaces agricoles, forestiers ou naturels que par exemple, la limitation des mobilités liées aux trajets du quotidien.

Répondre aux besoins de développement passe donc par le réinvestissement dans des espaces déjà artificialisés et qui rendent des services insuffisants au regard de ce que l’on est en droit d’espérer. Les zones d’activités économiques ou commerciales qui sont très fortement imperméabilisées pour une occupation extensive constituent selon moi un premier type de « gisement » abondant et évident. Même à la Défense, on sait identifier des secteurs à redévelopper et donc créer des opportunités foncières dans un territoire qui pourrait de prime abord être considéré comme saturé.

HN : Les objectifs de densification et de lutte contre l’étalement urbain ne sont pas nouveaux. Ils étaient déjà très présents dans la loi SRU, ce qui rappelle la nécessité de préciser les objectifs : Loger plus ? Loger dans un cadre plus vivable ? Loger plus dans le souci de loger tous ou de la diversité ?

Il existe toute une recherche qui a tenté de mettre en lumière les effets de la SRU, notamment sur l’autorisation qu’intégrait la loi d’opérer de la division parcellaire. Je pense notamment aux travaux d’Anastasia Touati sur la densification résidentielle et l’acceptabilité de la densité. Les effets pervers identifiés par les collectivités (développement non maîtrisé par petites opérations de densification), les ont conduites ensuite à mettre en place un cadre normatif plus contraignant au sein des PLU avec des cœurs d’îlots verts inconstructibles entraînant des situations de blocage à l’envers des objectifs initialement recherchés.

TF :

Vous avez raison de dire que l’enjeu est avant tout un enjeu politique et de planification : Où et à partir de quels objectifs organiser le développement ? Ces deux points me paraissent essentiels :

1/ La règle d’urbanisme est la clef. Si nous avons hérité de cet étalement, c’est parce que nous avons des règles urbaines, sans cesse retouchées, qui l’ont permis et des modèles économiques qui s’y sont prêtés. Tant qu’il sera possible et plus rentable de poser des boîtes à chaussure dans du bitume que de réinvestir des m² existants ou de bâtir compact, la consommation foncière perdurera.

Pour moi, seule l’action publique est à même réguler l’offre à la source. Le leadership revient donc aux politiques d’urbanisme. Le sujet n’est pas nouveau mais reconnaissons que depuis les années 70 et la loi Royer (sur l’urbanisme commercial), les tentatives de régulation du législateur n’ont pas produit d’effets à la mesure des enjeux.

2/

La planification : elle doit être réalisée à l’échelle de la zone d’influence métropolitaine et doit cadrer les règles urbaines. Or, dans le quotidien des décisions prises, les règles urbaines sont souvent forgées dans les creusets communaux et sont sommées dans des méta périmètres sans que le lien avec la planification stratégique ne saute aux yeux.

Thierry évoquait la question des gisements fonciers. Le péri-urbain est souvent évoqué comme étant le problème. Ne peut-il pas constituer une partie de la solution ?

HN : Dans mes travaux sur le péri-urbain, j’observe que les représentations ne sont pas figées et parfois loin de l’image qu’on dépeint. Pour une part importante, ceux qui ont fait le choix du péri-urbain sont moins attachés à la figure mythique du jardin privatif, qu’aux grands espaces qui sont autour d’eux, montrant qu’une évolution de ces territoires vers de nouvelles formes de densité est possible.

Les travaux d’Anne Aguilera pour le PUCA sont également éclairants sur la question des modes de vie et des pratiques de mobilité dans les espaces péri-urbains. L’étude des pratiques quotidiennes montre l’existence d’une diversité de pôles secondaires et une dépendance très faible à Paris, tant pour le travail que pour les loisirs.

Elle relève une inscription forte, sociale, dans le territoire (vie associative…) avec des pratiques très locales, de l’interconnaissance, une augmentation des chaînages de mobilité (forme de rationalisation) que l’on pourrait associer à une forme de maturité du tissu péri-urbain appuyée sur un maillage de centralités secondaires qui n’est sans doute pas encore totalement transposable dans les métropoles régionales, mais constitue une piste intéressante de travail dans la recherche de nouveaux modèles urbains.

TF : Oui à la métropole polycentrique. La ville doit être mixte et cela plaide pour l’émergence de polarités. Une des difficultés réside dans la dynamique de relocalisation de l’emploi. Le phénomène de polarisation est ultra puissant en matière d’activités économiques, notamment pour le marché du tertiaire. Paradoxalement, dans une période de développement du télétravail, ce phénomène risque de s’amplifier du fait du ralentissement de la demande.

Comment dès lors travailler à la question de l’acceptabilité de la densité ?

HN : La question des usages me semble assez centrale. Je retiens de notre échange et de l’introduction de Thierry la nécessité de proposer une véritable qualité urbaine, tout en faisant en sorte que les habitants (et les travailleurs) soient à proximité des services.

Un deuxième aspect concerne celui des morphologies urbaines et de la hauteur.

Sur ce thème, l’IAU-IDF avait réalisé un travail de recherche sur la comparaison des densités dans différents tissus urbains. Il est possible de réaliser des projets relativement denses, tout en proposant une certaine qualité urbaine en travaillant sur l’aménagement des espaces publics et collectifs, la transition entre le quartier et l’habitat.  Je pense à l’exemple de l’Ilot Planchat, rue des Vignoles dans le 20ème arrondissement de Paris qui parvient à maintenir l’héritage du tissu urbain avec d’étroites venelles tout en densifiant davantage. Dans la conception de ces espaces, les paysagistes ont certainement un rôle important à jouer.

TF : Je suis convaincu qu’il n’y a rien d’absolu en matière d’acceptabilité de la densité, ni dans le temps ni dans l’espace (songeons à notre situation en comparaison d’autres contextes territoriaux). Il est de notre responsabilité de donner à voir aux élus et aux populations qu’ils représentent des systèmes urbains soutenables voire désirables, alternatifs à l’archétypal pavillon et son jardin. A Paris la Défense, nous savons que la grande hauteur peut être synonyme de qualité de vie.

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