Discussion avec François Ménard & Florent Sainte Fare Garnot

Vie du club
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18 Déc 2025

Au cœur du dialogue entre praticiens et chercheurs, le PUCA (Plan Urbanisme Construction Aménagement) s’impose comme un véritable laboratoire d’idées, explorant sans relâche les marges, les émergences et les transitions qui redéfinissent notre manière de concevoir la ville. Membre institutionnel et pilier du Club Ville Aménagement, il incarne l’innovation et le dialogue entre recherche et action. 

En décembre 2025 François Ménard, sociologue de formation et Secrétaire permanent du PUCA a quitté ses fonctions. Véritable passeur entre les mondes de la recherche et de l’aménagement, il a su tisser des liens féconds, ouvrir des perspectives inédites. Son départ imminent a conduit le comité scientifique du Club Ville aménagement à souhaiter célébrer un parcours exceptionnel, fait d’engagement, d’écoute et d’une insatiable curiosité. 

Pour saluer ce moment charnière, Remue-Ménages a proposé à Florent Sainte Fare Garnot, nouveau Président du Club Ville Aménagement et Directeur général de la SPL Lyon Part-Dieu d’ouvrir un dialogue vivant sur les acquis et les enjeux contemporains de l’aménagement et de la recherche. Une conversation à la hauteur de l’héritage laissé par François Ménard et de l’élan qu’il a su donner à la réflexion collective. 

 

Question : Pouvons-nous parler de la collaboration entre le PUCA et le Club et de son évolution ces dernières années ? 

François Ménard : À mon arrivée au PUCAi, la présence du Club Ville Aménagement était déjà bien établie. Les échanges étaient naturels mais pas très structurés. Au fil du temps la collaboration s’est renforcée, notamment à travers des séminaires, des groupes de travail et des ateliers, comme celui sur la ville inclusive qui a abouti à un livre collectifii. Il y a eu le thème de la ville numérique, puis ensuite celui de la ville travaillée par le travail. Au travers de ces échanges croisés le Club est devenu pour nous un espace de ressourcement : on reçoit des interprétations, des signaux. Tiens, les aménageurs se trouvent confrontés à telle ou telle question ! « La ville travaillée par le travail » a débouché sur le programme de recherche « Ville productive ». Nous pouvons ainsi en retour nourrir le Club. La conception de la recherche sur l’écologisation des modèles de l’aménagement et la discussion de ses résultats traduisent ce dialogue. Depuis la constitution du comité scientifique, les choses tendent à s’organiser davantage. 

Florent Sainte Fare Garnot : Dès la fondation du Club, l’idée était de réunir praticiens et chercheurs. Ce principe reste au cœur de notre identité. Cette relation avec les chercheurs peut prendre des formes libres et souples : nous avons toutes sortes de liens avec les milieux universitaires. Mais pour moi la relation avec le PUCA, c'est la formalisation la plus aboutie de notre relation avec l'univers de la recherche, que la création du comité scientifique vient renforcer. Et au-delà de la question d'une identité fondatrice, ce lien est extraordinairement nécessaire au présent. Ce retour scientifique sur la pratique, on en a aujourd’hui éminemment besoin. 

Nous sommes nous, aménageurs, rompus à analyser les enjeux identifiés politiquement et à les traduire en programme. Cela fait, on passe à la phase de conception et là, il y a une séduction redoutable du geste, de la forme. Ils sont éminemment importants mais on peut en perdre de vue la question initiale : est-ce qu’on construit ce qui répondra au mieux aux besoins des humains qui vivent dans la ville ? C’est une question essentielle et difficile dans ce monde où les enjeux paraissent évoluer à toute vitesse. Ce monde « liquide »iii nous contraint en permanence à évaluer, réinterroger, enrichir, adapter notre programme. Et du coup, interviennent les chercheurs, le concert des intelligences, la mise en commun, pour qu'on ne fasse pas bêtement ce qu’on faisait il y a 15 ans alors que ce n'est plus pertinent. Alors les chercheurs, vous êtes les bienvenus au Club ! C'est votre maison aussi. 

FM : Pour revenir au rôle du PUCA je tiens à dire que je ne suis pas chercheur, mais plutôt un intercesseur entre la recherche et l’aménagement. Il existe deux types de chercheurs : ceux qui travaillent pour les aménageurs et ceux qui travaillent sur l’aménagement. Ce sont parfois les mêmes mais dans des figures différentes ! Notons qu’une recherche à partir d’une commande d'aménageur peut générer une forme de de déception, de frustration. Les chercheurs ne vont pas nécessairement déboucher sur des solutions ou des recommandations, mais sur de nouvelles interrogations, de nouvelles questions. La matière qu'ils auront produite demandera à être retravaillée. Consolider cette matière, la mobiliser, la proposer, c'est quelque chose que le PUCA fait directement ou indirectement par ses programmes, ses séminaires, par sa présence.  

 

Question : Les chercheurs sont aussi très demandeurs de participer à la scène pratique. Est-ce que le jour où ils se sentiront complètement à l'aise et qu'ils rentreront dans un dialogue avec nous sur notre propre pratique, ce qui n’est pas toujours facile à entendre quand on est le praticien, ce ne sera pas le signe de la réussite de notre démarche ?  

FSFG : La pratique de l’aménagement implique de ressentir le poids de chaque chose, comme un sportif qui vit son sport : quelle est la pression physique, mentale, émotionnelle, comment s'exerce-t-elle sur nos cerveaux mais aussi notre corps. La pression exercée par le marché, par les élus, par la presse, par les erreurs possibles, les risques qu’on prend, où sont les points de passage et les impasses … ? C’est tout cela une pratique. On y trouve des savoirs en action et un sens du Kaïrosiv cher à Aristote. Les chercheurs apportent des concepts pour appréhender cette réalité. Car de l'autre côté agir, c'est aussi répéter un certain nombre de gestes qu'on a sélectionnés comme opportuns (gestes y compris de pensée) et, par la répétition, on passe à côté de la nouveauté, c'est évident. On a besoin de gens qui ne sont pas accrochés au rocher de l'action et qui voient beaucoup plus loin. 

FM : Les chercheurs voient parfois plus loin, mais surtout plus large. La confrontation entre la pratique professionnelle et la recherche est une ressource pour les deux mondes. 

 

Question : François, où en est le monde de la recherche en aménagement pour toi ? Comment a-t-il évolué ces dernières années ?  

FM Je ne saurais pas distinguer l’évolution de la recherche en aménagement de celle de la recherche urbaine. Une tension centrale existe : d’un côté, une attention portée à ce qui se défait, ce qui se perd, ce qui s’abime ou se fragmente dans la ville (exclusion, ségrégation, domination), et en quoi l'aménagement contribue à cet éclatement, à cette fragmentation ou, au contraire, comment permet-il de lutter contre ? De l’autre côté, l’intérêt se porte sur la « ville émergente » apparue au tournant des années 1990 : une ville périurbaine, qui privilégie les circulations motorisées et le repli sur l’espace domestique, une ville qu’on a décriée mais qui reflète aussi de nouvelles aspirations et de nouveaux rapports à notre environnement et dont il faut accompagner la mutation - sa densification voudraient certains mais pas seulement. La question écologique y est centrale. La recherche s’attache ainsi à étudier ce qui émerge et se manifeste, mais qui n’est pas encore intégré dans les pratiques professionnelles et les modèles.  

Pour moi, ce qui intéresse les chercheurs dans l’aménagement, qui est une modalité spécifique de la production urbaine, c’est son caractère volontariste, régulé et réfléchi et qu’elle repose sur une instrumentation particulière. L'aménagement est une capacité d'intervention sur l'environnement. Elle intéresse à ce qu'elle produit, à ses conditions de mise en œuvre et à ce qu'elle dit de nos relations sociales et de notre relation à l'espace. 

La recherche en aménagement urbain évolue autour de trois grands axes. D’abord, elle s’est intéressée à la crise des modèles historiques de production de la ville, comme l’urbanisme de ZAC ou l’urbanisme en extension, en analysant leurs limites et les mutations du modèle économique, notamment la répartition des risques et la financiarisation de la production urbaine. Ensuite, un deuxième axe concerne l’organisation urbaine : les aménageurs ont élargi leur champ d’action en s’intéressant au recyclage urbain, à la mutation des zones d’activités, intégrant progressivement la dimension écologique. Enfin, le troisième axe porte sur la temporalité des projets urbains (l’urbanisme transitoire, la flexibilité, la réversibilité des espaces et aujourd’hui, l’épreuve du renoncement et de la redirection). Les aménageurs ont un rapport particulier à cette question de la temporalité, rapport qui n’a pas d’équivalence ailleurs de mon point de vue. 

 

Question : Florent, si le Club pouvait passer une commande au monde de la recherche, qu’elle serait-elle ? 

FSFG : Il me semble que nous avons besoin, en tant qu’aménageurs et, du reste, dans notre culture générale d'êtres humains vivant dans des sociétés développées, de mieux comprendre notre place dans nos écosystèmes. Dans tous les sens possibles du terme : écosystèmes urbains, socio-économiques, environnementaux, géographiques, géopolitiques. Nous vivons une transformation culturelle majeure. Historiquement, notre société s’est construite sur l’idée d’un progrès infini: l’humanité, la technique et les connaissances étaient supposées sans limites et avançant selon la flèche du temps. Cela a permis de grandes avancées, mais nous y avons perdu le sentiment d’être situés, ancrés dans un lieu, de faire partie d’un ensemble d’interconnexions disposées en système équilibré. Nous penser comme des êtres situés dans un lieu social, économique, historique, culturel, écologique, géographique, c'est un être au monde fini mais en mouvement qui est en gestation aujourd’hui. Et pour les aménageurs, c'est important. Pourquoi ? Parce que d'un seul coup, ça veut dire que là où nous sommes, c'est passionnant, c'est riche, ce n'est absolument pas générique, c'est singulier à chaque fois, c’est une très bonne nouvelle même si nos responsabilités devant l’équilibre planétaire sont grandes. 

FM : On ne peut plus penser l’aménagement comme avant. On arrive à un moment de bascule. Si on veut être utile, il faut intégrer deux questions centrales : la finitude de nos ressources et l’habitabilité de la planète. Si la biodiversité s’effondre, si nos logements deviennent inhabitables à cause de la chaleur ou du retrait-gonflement d’argile, ce n’est pas tenable. L’aménagement, ce n’est plus l’utopie, c’est garantir la perpétuation de la vie dans des conditions de justice acceptables. On n’aménage pas pour soi, mais pour maintenir un monde vivable et juste. 

La mondialisation, les circulations rapides, tout cela a été théorisé, mais aujourd’hui, ce modèle touche ses limites. Il faut inventer de nouveaux modèles territoriaux, réfléchir à la soutenabilité, arbitrer entre biodiversité, transports, habitat, bien-être… Et ces arbitrages, la science seule ne peut pas les trancher. Il nous faut aussi du débat démocratique. 

On a besoin de recherche, de scènes de discussion, de nouvelles manières de traiter ces sujets. Sur le rapport au vivant, il ne s’agit pas de rêver à une symbiose future : la symbiose, c’est maintenant, et nous sommes le parasite qui doit prendre soin de son hôte, la planète ! 

 

Question : Tu disais Florent que la rupture avec l’idée de progrès est une bonne nouvelle. Mais y a-t-il vraiment rupture ? Est-ce qu’il ne faut pas sortir d’une vision catastrophiste de l’écologie et se projeter dans un monde en amélioration sur d’autres plans ? Et puis il n’y a jamais eu d’époque rêvée en aménagement, les difficultés ont toujours été présentes… 

FSFG : Bien sûr, il peut y avoir du progrès dans nos sphères d'habitabilité qui sont elles-mêmes des trajectoires historiques. A nous d’éviter les tragédies : tragédie des grandes migrations, des effondrements humains et non humains, des guerres … Le risque est sérieux, mais nous sommes une espèce ingénieuse, profondément créatrice. Dans les limites qui sont les nôtres, on peut toujours progresser, inventer, créer, être poétiques… Rien n'est statique et pas non plus l'environnement lui-même. Nos écosystèmes sont mobiles. Peut-être que dans 150 ans, si on a réussi une transition qui se tient à peu près, on verra le début des bénéfices de l'atténuation et alors ce sera une autre histoire, avec de nouvelles marges. 

A la Part-Dieu, nous avons lancé une étude sur le « compte carbone » pour définir une trajectoire carbone territorialisée et ajuster les projets d’aménagement en fonction des objectifs écologiques de la stratégie nationale bas carbone. Ce travail est engagé avec ZEFCO, un bureau d’études expert. La première étape a consisté à réaliser une photographie de la quantité de carbone dépensée depuis la construction du quartier en intégrant aussi son fonctionnement, ce qui fait l’originalité de l’étude. Chaque grand thème du programme — l’habitat, le travail, la mobilité, les commerces, les loisirs… — s’est vu attribuer sa propre trajectoire carbone à partir d’une territorialisation de la stratégie nationale bas carbone. 

Les courbes obtenues dessinent la pente à suivre pour réduire les émissions, transformant ces objectifs en « droit au carbone ». Ainsi, le projet Part-Dieu, conventionné avec la Métropole et la Ville de Lyon, doit respecter des exigences précises : nombre d’habitations, de bureaux, d’espaces publics, chacun avec ses dimensions physiques, son fonctionnement et son quota carbone. 

Une fois que l'on a admis que l'économie, au sens étymologique, c’est la gestion de la ressource, l'aventure commence. Comment on répond aux besoins humains à la Part-Dieu, tels qu'ils ont été démocratiquement annoncés par nos élus et dans les limites de l’habitabilité ? On essaye de leur proposer des réponses.  

FM : Les questions actuelles demandent aux chercheurs de prendre en compte la matérialité des flux et les écosystèmes vivants. De nouvelles disciplines sont mobilisées, et l’interaction entre praticiens et chercheurs crée des outils et profils hybrides, parfois en dehors du cadre académique traditionnel. C’est une expertise en travail et en évolution, dans un nouveau dialogue avec les chercheurs et entre les chercheurs. Ce qui est intéressant dans le milieu de l’aménagement, c'est qu’il actualise certaines des questions de recherche et transforme les frontières entre champs disciplinaires. Vous n'en prenez pas forcément la mesure, mais c'est aussi ce qu’il y a de passionnant. 

FSFG : Les enseignements de la recherche sont indispensables : sur nos multiples impacts, sur notre environnement planétaire, écologique mais aussi sur les questions sociales qu’il nous faut remettre au-devant de la scène et nous le ferons dans notre programme à venir au travers de nos prochains groupes de travail. Il y a dans la période que nous vivons une intensité dramatique mais, en même temps, nous avons des responsabilités et nous allons devoir les assumer et donc penser de nouveaux modèles de l'aménagement, au sens de nouveaux types de projets, de nouveaux types de montage. C'est aussi un appel à ce que l'aventure humaine de l'ingéniosité continue. 

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