Portrait : Marco Cremaschi

La création de valeur
Articles
18 Déc 2025

Marco Cremaschi est un spécialiste du développement urbain, professeur des universités, membre de l’Institut Convergence Migration. Depuis 2015. Il dirige le Cycle d’Urbanisme à Sciences Po et enseigne à l’École Urbaine. Auparavant, il a été professeur d’urbanisme à l’Université Roma Tre.  

Ses recherches portent sur les grands projets urbains en perspective comparée, l’agenda urbain européen, les politiques urbaines, le logement et les migrations dans les métropoles. Il a rejoint le comité scientifique du Club Ville aménagement dès sa création en 2021.  

 

Peux-tu nous parler de la communauté de recherche de Sciences Po ? 

La communauté enseignants et chercheurs regroupe environ 300 personnes aujourd'hui auxquels on peut ajouter autant de doctorants. Nous étions moins de 200 quand je suis arrivé en 2015 et le projet stratégique actuel concourt à une augmentation significative du nombre des enseignants-chercheurs dans les années à venir. Nous sommes organisés en grandes thématiques et par labos. L’IEP regroupe 8 écoles dont l'Ecole urbaine dirigé par Patrick Le Galès au début et par Tommaso Vitale aujourd’hui. La dernière-née est l'Ecole du climat qui est un héritage indirect de l’œuvre de Bruno Latour qui a fortement marqué la recherche à Sciences Po, et dont la doyenne est Laurence Tubiana. Sciences Po compte en plus 11 unités de recherche dont 7 sont associées au CNRS ; je travaille au Centre d’Etudes européennes et de politiques comparées. 

Peux-tu nous parler de ta venue à Paris ? Est-ce ton parcours international qui a été déterminant dans ton choix de rejoindre Sciences Po ? 

Je voudrais d’abord dire que je ne considère pas avoir un « vrai » profil international au sens où ma formation est entièrement nationale. J'ai réalisé mes études à Venise, la première école d'urbanisme en Italie, où l’urbanisme était enseigné auparavant au sein de l’Université mais à travers les études d’architecture. C'était les années 70, des années assez critiques et iconoclastes. Les fondamentaux de l'enseignement reposaient sur la sociologie, l'économie et étaient résolument centrés sur le projet. 

Ensuite, j'ai passé presque vingt ans à Rome en tant que chercheur en urbanisme. Je me suis en particulier intéressé à l'Europe. Au début des années 90, le programme Urban se met en place, il rejoint mes recherches avec la question des quartiers en difficulté mais surtout mon intérêt pour la gouvernance et les modèles d'action publique, un sujet que j’ai appris en étudiant les pratiques et la littérature scientifique française, entre autres au PUCA et avec François Ascher. Comment dynamiser nos modèles d'action politiques ?  

J'entre alors dans l'analyse des différentes échelles : Europe, nations, local. C’est à partir de là que mon parcours professionnel s’internationalise ; en tant que chercheur je veux voyager, décaler mon regard. Trois moments sont très marquants. Le premier c’est un semestre à Calcutta. Mon départ à Calcutta est lié à mon souhait de comprendre Rome. Il n'est pas possible de comparer Rome et Paris (où je suis venu très souvent, ainsi qu’en France, bien avant mon arrivée à Sciences Po). Rome comme Calcutta nous posent la question de la ville informelle par rapport à la ville « légale » et de leur imbrication. Cette problématique est très présente au travers de la marginalité des quartiers pauvres à Rome qui sont en même temps représentés dans la politique communale. 

La deuxième expérience est un semestre à Buenos Aires, qui n’est pas du passé pour moi puisque cette ville reste un terrain de recherche toujours ouvert aujourd’hui. Et puis il y a mon installation aux États-Unis, à Pittsburgh, où j’ai travaillé sur le sujet des espaces publics.  

C’est cette ouverture, ma conscience que le déplacement permet un regard « en biais » qui remobilise différemment les savoirs déjà constitués sur un lieu ou une thématique qui m’ont poussé à candidater lorsque Sciences Po a ouvert le recrutement du successeur de Michel Micheau, fondateur du cycle d’urbanisme. Et puis c’était le moment : le nid familial s’était vidé, nous pouvions avec ma femme nous engager dans un nouveau projet. 

Quelles sont les questions qui s’imposent actuellement à l’agenda de ton enseignement à l’urbanisme ?  

Pour moi, nous sommes aujourd'hui à un moment de bascule. Au sens où 90 % de la ville européenne de 2050 est déjà là si on en croit les projections. Or, notre enseignement a été fondé sur la croissance urbaine et économique. Il est donc indispensable de revoir nos grilles d'analyse et nos boîtes à outils.  

Par ailleurs, la présence de l'État se réduit et nous sommes une formation éminemment parisienne.

Or, nous avons aujourd'hui une demande importante des étudiants de pouvoir travailler dans les collectivités locales, pour des raisons d'intérêt général. Le cycle urbanisme de Sciences Po a été précurseur et a servi de modèle à beaucoup de formations en France. Mais celles-ci se sont développées : à Paris, Lille, Lyon, Grenoble, Marseille-Aix, Bordeaux, Strasbourg, etc... Dorénavant, il nous faudra réfléchir à notre singularité, qui est bien sûr le double ancrage dans le projet et les sciences sociales. 

La question de l'IA est à la fois présente et difficile à bien appréhender. Quel sera son impact sur le système de production et dans les services, par exemple les permis de construire pour ce qui nous concerne ? Elle nous renvoie aussi à une forme de standardisation des réponses architecturales et urbanistiques que nous produisons et surtout de leur coût, extrêmement élevé. 

On imagine que le temps consacré à la recherche est compté quand on dirige un cycle d’enseignement mais quels sont les thèmes de recherche qui te mobilisent ?  

Le premier reste bien sûr le logement et les conséquences de la transition écologique sur sa production. Je pense qu'il faut critiquer le modèle. Nous produisons à un coût exorbitant, mobilisant une ingénierie énorme pour des résultats discutables. Ce sujet Il s’articule bien sûr avec ma recherche sur les projets urbains à la française.  

Le deuxième axe, c’est ma critique de la planification. Y a-t-il un modèle de planification qui ne soit pas hiérarchique ? Il y a trop de plans en France : cela pose la question de la soutenabilité de l'empilement des objectifs. Pour moi, il y a nécessité de les prioriser. L'exemple de Paris avec son PLU climatique montre une transition vers le modèle d'après. Ce modèle amène l'attention sur la cohérence plus que sur la stratégie ou la conception. Il suppose une intelligence politique de la cohérence qui reste une approche par le projet en partant de ce qui est acquis, peut-être plus que de ce qui est projeté. Cela suppose un contrat et des objectifs partagés.  

En enfin, bien sûr il y a le sujet des réfugiés. J'ai organisé ici à Sciences-Po, un premier voyage à Lampedusa dès mon arrivée en 2015. L'arrivée des réfugiés pose la question de l'adaptation des services santé, des réseaux, etc. Je le poursuis en interrogeant le système d'accueil à Paris, une ville plus contradictoire qu’on le pense d’habitude. 

Ce sont des enjeux qui mettent en tension les pratiques des aménageurs et qui ouvrent des pistes possibles pour avancer. 

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