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Sans écologie pas de business
Par Ariella Masboungi
Intervenant·es : Magali Talandier, géographe et chercheuse, François Gemenne, politologue, rédacteur du GIEC
Débatteur : Florent Sainte Fare Garnot, directeur général de Lyon- Part Dieu
Conception et animation : Ariella Masboungi, architecte-urbaniste, grand prix de l’urbanisme 2016
« A un moment dystopique où, pour des raisons soi-disant économiques, on sacrifie grandement l’écologie, au niveau mondial, européen, voire français, nombre de recherches font la démonstration que l’économie et le bussiness pâtiraient grandement de l’abandon écologique, telle celle menée par deux chercheurs américains : Adrien Bilal, de Harvard, et Diego Kanzig, de la Northwestern University montrant que l’inaction climatique coûte infiniment plus cher qu’imaginé. Par exemple la productivité baisse au-dessus de 30 degrés, chaque degré de plus coûte 30 points de PIB, … D’autres parlent de fragmentation sociale et politique, de ruine des États, de migrations, de conflits… Et pour eux, il y aurait un risque d’insolvabilité planétaire, … » Cet argumentaire présenté par Ariella Masboungi qui a conçu cette rencontre ouvre le débat sur ses implications pour le monde de l’aménagement.
Magali Talandier, économiste et chercheuse, soulève l’enjeu de l’adaptation des territoires. « Comment, depuis les échelles locales agir ? Comment prendre acte de ces grands chiffres, qui effraient parfois, au point de générer une panique paralysante ? argumenter sur le coût de l’inaction ? ». A cet égard François Gemenne, politologue, rédacteur des Giec, rétorque que ce coût évident n’incite pas à agir différemment. « Parce qu’on parle de choses qui paraissent lointaines, abstraites, déconnectées du quotidien. C’est très différent si on les ramène à l’échelle des territoires ou d’une entreprise. Si on veut réussir la transition, il est fondamental de mettre en avant l’intérêt économique de l’action, moins parler de climat, et davantage des bénéfices concrets, à l’échelle micro, méso et macro, à retirer de cette transition. »
Magali Talandier travaillant à l’échelle des territoires, fait ressortir trois points : 1 On paie déjà pour l’inaction passée ; 2 Ce sera encore pire si on n’agit pas vite et fort ; 3 c’est profondément injuste, socialement et spatialement. Et elle illustre son propos avant des exemples concrets qui appuient trois grands sujets qu’elle a identifiés : 1 les inégalités territoriales et l’injustice spatiale ; 2 la vulnérabilité des territoires, et, plus précisément, la matérialité des économies locales ; 3 les stratégies d’adaptation des entreprises. Nombre de leçons sont à tirer : il y a plus d’inégalités territoriales en matière de transition écologique qu’en matière de performance économique ; il est plus facile d’améliorer son efficacité économique que son efficacité environnementale et il est indispensable de jouir d’une action forte à l’échelle de l’Europe, voire des États. L’action locale ou régionale ne suffit pas. Par ailleurs sur base d’études de cas, elle note quatre types de stratégies d’adaptation : l’adaptation par renoncement ; l’innovation dans les processus de production la réactivation du paternalisme industriel ; l’activation de nouveaux gisements de ressources.
François Gemenne interroge lui la manière de faire en sorte que les projets d’adaptation ne soient pas perçus comme des renoncements, comme des défaites, mais comme de véritables projets économiques car l’adaptation consiste souvent à éviter des coûts, plutôt qu’à générer des bénéfices. Tout l’enjeu est de transformer la transition en projet économique désirable. Or on se heurte à nombre d’écueils : la transition repose sur des investissements massifs qui exigent de la visibilité à long terme. Mais le retour en arrière politique crée une incertitude totale sur ce à quoi ressemblera l’économie de demain. L’autre est l’idéologisation croissante des questions climatiques et de transition. Passant du green washing au green hushing (les entreprises masquant leurs efforts considérés woke), on se prive des effets d’entraînement. Toutefois il n’y a pas d’autre choix que de réussir en montrant concrètement comment on peut réduire les émissions. Ce qui résonne chez Magali Talandier qui indique qu’à l’échelle de proximité, il y a une vraie capacité à sensibiliser. Et même si l’action locale ne suffit pas, elle peut permettre de faire passer des messages très concrets. Mais ça ne peut fonctionner que si ça s’inscrit dans des cadres réglementaires nationaux et européens.
Pour Florent Sainte Fare Garnot, directeur général de la SPL Lyon Part Dieu, on est déjà dans une forme de décroissance, mais carbonée, subie. S’adapter n’est pas un effort mais un gain tel que mis en oeuvre dans le projet urbain que porte la SPL, avec des exemples concrets de transformations économiquement positives. Toutefois un projet territorial articulé implique d’organiser les concurrences : sur la matière, sur l’eau, sur les investissements, sur les fonciers à habiter, ceux à réaménager… Donc aussi sur les capitaux, publics ou privés. Et on est loin du compte dans la constitution de véritables propositions économiques territorialisées. Ce propos fait réagir Magali Talandier sur les inégalités qui peuvent naître des choix écologiques et elle reprend le concept proposé par François Gemenne sur les co-bénéfices qui, au plan territorial, n’existe pas. Or cela aiderait à construire des stratégies collectives beaucoup plus riches. Florent Sainte Fare Garnot réagit en décrivant à la Part-Dieu un cycle de régénération des actifs tertiaires. L’idée est de traiter la question de l’impact environnemental de l’immobilier, mais en s’attaquant au stock existant en insistant sur le rythme et la capacité à créer une coalition d’acteurs qui partagent la même vision, qui avancent ensemble, même si ce n’est pas toujours à la même vitesse.
A la question d’Ariella Masboungi sur le changement de posture de l’aménageur, le changement d’échelle, son possible rôle de réparation du territoire, mais aussi d’intégration des dépenses qu’on ne ferait pas en ayant adapté le territoire, la réponse est complexe sur le dernier point même si comme l’indique François Gemenne des start up travaillent sur ces modélisations ; le changement d’échelle est au goût du jour et le fait de privilégier la réhabilitation passerait par des évolutions fiscales indispensables.
Dans les conclusions proposées, François Gemenne cite un des messages les plus importants du dernier rapport du GIEC : « plus une société est inégalitaire, plus elle est vulnérable aux effets du changement climatique. Un facteur clé de la résilience, c’est la cohésion sociale. La transition écologique doit aussi être l’occasion d’organiser un nouveau modèle économique. Un grand projet démocratique ! Un nouveau contrat social. Si on réduit la transition écologique à une simple réponse climatique, on échouera. Il faut lui donner une dimension beaucoup plus large et mobilisatrice. » Pour Magali Talandier « la transition ne sera pas une ligne droite. Il va falloir tester, expérimenter, ajuster. Et les territoires sont des lieux formidables pour cela », elle rajoute « il n’y a pas d’économie sans écologie, et pas d’écologie sans économie. Mais surtout, il n’y aura pas de transition écologique sans transition culturelle. La question des récits est absolument centrale ». Pour Florent Sainte Fare Garnot « Notre récit c’est : “Le nouveau continent immobilier, c’est la régénération. Cela fonctionne parce qu’il y a du sens, de l’imaginaire et de l’ingénierie concrète derrière. Ensuite, nous nous interrogeons beaucoup sur le “réenchantement” de nos métiers. Le XXIᵉ siècle ouvre une nouvelle frontière : tout est à inventer. Enfin, sur le plan culturel c’est faire des choses nobles, dont on soit fiers. Par exemple, construire un immeuble fait pour durer deux cents ans, et non juste cinquante ans, pour rentabiliser un tableau Excel. »
Ariella Masboungi conclue ainsi : « Ce qui ressort c’est une forme de convergence. Une idée partagée que la transition écologique n’est pas un luxe, ni un supplément d’âme. C’est une condition de survie, mais aussi une opportunité pour faire autrement, mieux. Sans écologie, pas de business, certes mais sans justice sociale, il n’y a pas d’écologie. Et sans vision collective, pas de transformation possible ».