Fin observateur de la Fabrique Urbaine et de l’écosystème de l’aménagement, Laurent Devisme constate un regain de « l’esprit de bricolage », incarné par le succès de certaines pratiques ou programmes[1]. Derrière les discours et les pratiques qui peuplent le moment, il voit dans ces démarches une forme de remise en cause de l’influence du paradigme industriel dans l’aménagement et s’interroge sur l’intégration de ces processus dans les pratiques des maîtres d’ouvrages urbains. Les aménageurs bricolent-ils ? Pour discuter avec lui, Raphaëlle Robiquet, directrice de l’aménagement à Euralille.
Laurent Devisme est enseignant-chercheur, professeur à l’ENSA Nantes, membre du laboratoire Ambiances, Architectures, Urbanités, équipe CRENAU[2]. Depuis 20 ans, ses travaux tentent de décrypter les mécanismes de la fabrique urbaine contemporaine et étudient l’urbanisme comme pratique technico-politique. Il est par ailleurs vice-président de Nantes Université, en charge de la transformation écologique et de la médiation scientifique.
Raphaëlle Robiquet est directrice générale adjointe de la SPL Euralille. Au cours des dix dernières années, elle a occupé successivement des postes de cheffe de projets et de directrice opérationnelle qui lui offrent une vision transversale des enjeux de fabrique du projet.
Club Ville Aménagement : Evoquer le bricolage pour parler d’aménagement peut paraître pour le moins surprenant. Derrière la formule, vous observez une forme d’engouement de la société pour de nouvelles formes de fabrication, que vous associez à une montée des critiques sur ce qui relèverait de productions plus normées ?
Laurent Devisme : Cette idée de « bricolage » surgit au croisement de trois mouvements.
On peut tout d’abord faire le constat du succès de certains discours et pratiques qui mettent tous en avant de différentes manières ce que j’appelle un « Esprit de bricolage ». Ce mouvement est très présent dans les écoles d’architecture, où la pratique du bois, les ateliers de fabrication en paille et en terre ont énormément de succès. Do-it-yourself, expérimentation, prototyper, low-tech, tous ces termes traduisent également un engouement pour des démarches dans lesquelles il s’agit de « faire en vrai », « agir avec peu de moyens », et qui se déclinent dans « l’urbanisme de palettes »[3]. On a ainsi mis beaucoup en avant ces dernières années quelque chose qui n’est pas le less is more, et qui ramène la valeur d’usage.
Le second mouvement concerne une critique explicite d’une forme de paradigme industriel de l’aménagement et des conditions des processus de passage à l’échelle, qui renvoient au développement des standards, des normes et des classements, et qui sont, la plupart du temps, synonymes de standardisation de la production urbaine.
Le troisième mouvement renvoie à des travaux scientifiques récents qui ont remis en avant la question de la maintenance, le soin des choses, le care[4]. Ces travaux appellent à une écologie de l’attention, qui me semble être un appui solide, pour voir les choses autrement, tisser des liens entre concepteurs et faiseurs, mettre en avant l’économie circulaire et aborder la question urbaine d’une manière bien différente de l’aménagement du 20e siècle.
Ces réflexions m’évoquent Michel De Certeau, avec l’idée de s’inspirer du quotidien, l’acte de cuisiner[5]. Je m’interroge sur les conditions dans lesquelles cette pensée pourrait être transposée vers de nouveaux vecteurs pour l’aménagement.
Selon vous Raphaëlle, est-ce que les aménageurs bricolent ?
Raphaëlle Robiquet : Je crois que la vocation très opérationnelle de notre métier impose une part d’improvisation, d’adaptation que l’on peut décrire comme une forme de bricolage. Les aménageurs ont comme mission que les choses adviennent et existent. La notion de faire et de réaliser est intrinsèque de l’aménagement. Or, pour que les choses adviennent, nous sommes souvent obligés de nous écarter de la norme. C’est notamment le cas dans les différents projets d’activation et de préfiguration que nous avons mis en œuvre à la SPL Euralille. Il existe en effet souvent un écart entre ce qui est prévu dans le cadre d’un projet et la réalité de ce qui est finalement mis en œuvre, qui est le fruit d’une série d’ajustements indispensables et qui s’opèrent au fil de la mise en œuvre.
Cette culture du bricolage s’applique aux différents métiers de l’aménagement, y compris dans le pilotage des marchés et l’ingénierie de la commande publique, où il faut faire preuve d’inventivité, questionner la norme et les pratiques courantes pour trouver une manière de faire et répondre à une commande politique que l’on connait tous du type « je veux que cet espace soit actif dans 18 mois » et qui fixe une obligation de résultat et oblige à inventer, que l’on pourrait qualifier de bricolage administratif (au sens positif du terme).
Alors oui les aménageurs bricolent et j’espère qu’ils bricolent tous !
Dans les propos de Laurent il y a l’idée du bricolage comme une tentative d’échapper à l’inertie et la rigidité des pratiques normées, souvent associée à l’urbanisme transitoire. Comment percevez-vous ces réflexions Raphaëlle ?
RR : je n’aime pas trop utiliser l’expression urbanisme transitoire, car elle ne permet pas de comprendre que ces approches de projet s’inscrivent toujours dans une logique et un sens défini, pensé avec les concepteurs, les habitants. Par ailleurs, compte tenu des échelles de temps des opérations d’aménagement, nos actions ont souvent un caractère transitoire. De ce fait, je préfère parler de ces démarches en termes de préfiguration ou d’activation.
Cette question m’évoque l’une des interventions que la SPL a été amenée à mettre en œuvre et qui a été très significative, qui est la mise en boucle de l’avenue W. Brandt.
Le plan Guide du projet urbain Euralille 3000 n’avait pas dessiné finement cette mise en boucle. Le nouveau plan de circulation de la métropole va arriver études lancées, comme un élément disrupteur, la métropole et la ville nous demandant de l’intégrer sur le secteur des gares. L’une des contraintes était de faire ces aménagements et dans un délai extrêmement contraint (moins de 12 mois), ce qui nécessitait de faire des études, vérifier des hypothèses en lien avec notre BE mobilité, le partager avec les services concernés et ne nous laissait pas le temps nécessaire à la réalisation d’un aménagement « en bonne et due forme ». Et donc on a posé des potelets, y compris en réel avec les pompiers pour s’assurer des rayons de giration, et accompagné cette démarche d’un dispositif de signalétique fort, comme une démarche préfiguratoire nous permettant de « tester » et d’observer les usages…
Les effets en termes d’usages ont été probants, au regard de l’objectif du plan guide qui était la sécurisation et le confort des piétons. Quand nous sommes venus créer la continuité piétonne, le lien entre les deux gares notamment et l’accessibilité depuis Euralille au centre-ville ont été immédiatement beaucoup plus fluides.
La démonstration n’a pas été aussi évidente pour les autres modes, et nous sommes encore en train d’y travailler.
En écho au propos introductif de Laurent sur la valeur d’usage, cette expérience démontre l’importance première de la fonctionnalité sur l’esthétique.
Dans vos deux discours, le bricolage renvoie à l’idée que ces formes précèdent un aménagement définitif. Hors, lorsque l’on bricole à la maison, nous avons au contraire l’espoir de ne pas y revenir ! Comment expliquer cette différence ? et quel rôle joue selon vous la dimension esthétique qu’évoquait Raphaëlle dans le statut donné à ces formes bricolées ?
LD : Deux remarques. On pourrait dire que les gens bricolent par rapport à la raison technicienne.
Au travers l’expérimentation, il a longtemps été question de démontrer, avec l’idée de disruption, pour ensuite aller vers un passage à l’échelle… Et ce à quoi nous invite la comparaison avec les pratiques dans la sphère privée, c’est à sortir de cela, ce qui ouvre à de nouvelles logiques d’actions sortant de la linéarité et du démonstrateur vu comme « preuve de concept » (traduction littérale de proof of concept) : il y a bien des domaines dans lesquels cela n’a pas de sens.
Sur la question esthétique, je suis très en phase avec les propos de Raphaëlle. Cela renvoie pour moi à la question de la formation des architectes qui est encore largement pétrie par des outils de type coupe/façade et une attention moindre au cycle des matériaux par exemple. Or ce que l’on demande à l’espace public, c’est d’abord qu’il soit ajusté, bien adapté aux usages. L’enjeu esthétique est une conséquence de cet ajustement.
Une deuxième remarque qui concerne l’exemple de Willy Brandt pris par Raphaëlle. Il me paraît questionner plus largement le travail de conception fondé sur les modèles et la linéarité de nos approches.
RR : Sur l’opposition entre des approches fondées sur des modèles prévisionnistes, très linéaires et des approches qui, au contraire, tentent d’opérer plutôt par ajustements successifs, nous restons très dépendants de concepts qui nous guident dans le temps.
Notre pratique est aujourd’hui très fortement embarquée par des modèles d’aménagement, hérités des décades précédentes, notamment les grandes opérations d’aménagement « 20ha/20 ans » et qui ne trouvent effectivement plus leur pertinence. Mais la référence à des modèles et des régimes de preuve est une condition pour porter les projets vers les services et les collectivités. Or notre vocation est de transférer. Et nos interlocuteurs sont très attachés aux référentiels de normes (qui peuvent constituer une forme de caution sur la pérennité, les conditions de gestion…). Il y a tout un champ à explorer pour inventer de nouvelles démarches ! Soyons conscients par ailleurs que rester sur le modèle qui a fondé l’aménagement depuis 40 ans n’est pas possible.
J’observe d’ailleurs que les concepteurs réinterrogent ces modèles anciens et nous proposent de nouvelles manières de construire les démarches de projet. Dans le cadre de la consultation d’urbaniste en chef pour le projet urbain « Euralille à la Deûle », l’équipe lauréate, l’agence TER a proposé une démarche qui sort complètement du modèle fondé sur le plan directeur associé à un programme des constructions pour construire le projet à partir d’entrées thématiques (Respirer, Se mouvoir, Habiter/Travailler, S’épanouir, Se nourrir). Leur proposition s’est construite à partir de ce socle conceptuel très fort, fondé y compris sur une forme de radicalité initiale du discours (notamment sur la place de la voiture et le devenir de l’autoroute) qui a pu s’ajuster au fil des tours du dialogue compétitif et s’est ensuite décliné progressivement dans des modèles de mise en œuvre usuels de l’aménagement (la proposition du fameux programme des constructions notamment !). Là encore, j’observe que ces éléments dits classiques, ont pu jouer un rôle de réassurance pour les collectivités.
LD : Je trouve très intéressante cette idée du dialogue compétitif comme manière de « bricoler » collectivement. Dans l’exemple d’Euralille à la Deûle, on voit aussi comment l’équipe de concepteur déploie une forme d’intelligence de bricolage pour se décentrer.
RR : Je pense que ce projet incarne également une forme de tension entre l’impératif de fixer des invariants, qu’il va falloir tenir dans le temps (typiquement la réduction de l’autoroute, l’amplification du réseau modes doux, la lutte contre les ICU), qui implique d’embarquer les habitants et les partenaires dans des stratégies très structurantes sur la transformation lourde et de long terme du territoire, et une focalisation actuelle sur des enjeux différents liés au cadre de vie notamment.
L’esprit de bricolage de Laurent deviendrait une forme de contrepoint indispensable au fait d’embarquer des stratégies structurantes.
Propos recueillis par le Club Ville Aménagement
[1] La figure de l’atelier qui s’invite désormais dans les programmations urbaines, le succès de formes d’aménagements éphémères et coproduites avec les habitants ou encore l’omniprésence de la référence à l’expérimentation dans les récits urbains.
[2] https://aau.archi.fr/crenau/
[3] On peut lire sur ce sujet l’appel à contribution pour le prochain numéro de la revue scientifique Métropoles, rédigé par Laurent Devisme et Charles Ambrosino, https://journals.openedition.org/metropoles/10079
[4] On peut citer à ce sujet l’ouvrage de David Pontille et Jérôme Denis, Le soin des choses, politiques de la maintenance, aux éditions de la découverte.
[5] Michel de Certeau, l’invention du quotidien, tome II : Habiter, cuisiner, 1980, réédité Folio Essais