Portrait : Marie-Hélène Bacqué

La ville incluante | Les aménageurs
Articles
19 Fév 2025

Chercheure et professeure d’études urbaines à l’Université de Paris Ouest – Nanterre (au sein du laboratoire Mosaïques, intégré à l’UMR Lavue), Marie Hélène Bacqué a fait valoir ses droits à la retraite à l’été 2024. Elle poursuit toutefois ses activités de recherche) sous le statut d’Emérite, qui offre la possibilité à des chercheurs de poursuivre leurs activités de manière bénévole pour prolonger leur implication dans des programmes de recherche ou au contact de jeunes générations (encadrement de thèse, participation à des jurys…).

Ses recherches sur la transformation des quartiers populaires en France et en Amérique du Nord nourrissent une réflexion plus large sur la participation habitante et la fabrique urbaine. Son travail scientifique se décline dans une production polymorphe qui place le chercheur au cœur du débat public et de la vie des idées.

Votre parcours professionnel et scientifique vous a amené à observer l’évolution des modalités de participation du public dans le champ de l’urbanisme et des études urbaines. L’ouvrage de Manon Loisel et Nicolas Rio[1] sorti en début d’année a suscité un débat passionné sur le bilan qui pouvait être tiré du déploiement de la concertation dans la fabrique de la ville. Quel regard portez-vous ?

J’en tire un bilan contrasté et ambigu. Par rapport aux débuts de mes travaux sur ces sujets, l’idée de la participation a fait son chemin. Elle est désormais entrée dans les pratiques. Elle a même fait l’objet d’une forme d’institutionnalisation et la participation est aujourd’hui inscrite dans la loi comme obligation. Des délégations lui sont consacrées et des services dédiés existent au sein de certaines collectivités territoriales. La thématique participative est entrée dans les programmes de formation des urbanistes-aménageurs. On observe des avancées procédurales et la diffusion d’outils à l’échelle internationale (comme les budgets participatifs, le tirage au sort ou dernièrement, les conventions citoyennes).

Mais cette institutionnalisation a conduit à une forme de dépolitisation et à une vision parfois très techniciste de la participation. Dans beaucoup de situations, la participation ne touche pas réellement les processus de décision et de pouvoir ; elle porte rarement sur les enjeux fondamentaux. Cela est très présent dans le champ urbain : par exemple dans les opérations de renouvellement urbain on consulte les habitants sur l’aménagement des cages d’escalier ou des espaces extérieurs mais beaucoup plus rarement sur la nécessité ou non de démolir des bâtiments et sur la philosophie du projet. Plus que de participation, on peut parler d’information voire de communication. Dans un autre registre, la convention nationale sur le climat initiée par le Président Macron, a montré que des citoyens étaient en mesure de délibérer et d’élaborer des propositions sérieuses mais la question reste ce qui a été fait de ces 149 propositions. Alors que le Président de la République s’était engagé à les soumettre « sans filtre soit au vote du Parlement, soit à référendum, soit à application réglementaire directe », la plupart ont été soit abandonnées, soit complètement affaiblies. Il y a alors un grand risque de décourager des citoyens et citoyennes qui se sentent floué.es. Or, dans un contexte de crise démocratique marquée par la montée de l’abstention aux élections, par une défiance importante vis-à-vis des élus, par le sentiment de ne pas être représenté, les attentes sont très fortes.

Par ailleurs, comme nous le montrions déjà au début de nos travaux, la démocratie participative est confrontée à certaines limites[2]. Elle reste souvent enfermée à l’échelle locale et les grandes orientations urbaines sont peu discutées. Le risque est alors les logiques NIMBY ou la frustration autour des limites de la participation. Articuler les dynamiques participatives à échelle locale et échelle plus large, celle de la métropole, me semble important pour mettre en balance les enjeux, les choix, interroger les modèles urbains. Cette question de l’articulation des échelles est d’autant plus cruciale dans un contexte de transition ou de bifurcation écologique.

Comme dans la démocratie représentative, les populations les plus marginalisées, les plus précaires restent souvent exclues des discussions, soit qu’elles ne participent pas, soit que leur voix n’est pas entendue. Il existe pourtant de nombreuses mobilisations dans les quartiers populaires mais qui peinent à se faire entendre voire se heurtent à la répression. Je pense par exemple à l’Alma Gare à Roubaix, qui a été une opération phare de la participation dans les années soixante-dix et que la municipalité décide aujourd’hui de démolir, sans tenir compte de l’avis des habitants mobilisés et en leur envoyant les forces de police comme toute réponse. Le climat politique actuel est de ce point de vue paradoxal : d’un côté un discours sur la participation et de l’autre une logique de répression.

Je crois pas qu’il faille en terminer avec la démocratie participative mais au contraire la remettre sur ses pieds, c’est-à-dire partir des dynamiques habitantes, les appuyer, et en même temps transformer les pratiques politiques, administratives et professionnelles.

Pour autant, beaucoup d’initiatives locales se déploient, initiées par des citoyens, contre-projets de renouvellement urbain, ZAD, projets d’habitat participatif, occupations de friches, actions culturelles et de solidarité, qui illustrent la vivacité des dynamiques citoyennes et l’aspiration à participer. Les travaux d’Hélène Nessi par exemple montrent comment dans les territoires péri-urbains des habitants s’organisent et font ensemble, sur les questions énergétiques, de transport. Le bilan est donc contrasté. Je ne crois pas qu’il faille en terminer avec la démocratie participative mais au contraire la remettre sur ses pieds, c’est-à-dire partir des dynamiques habitantes, les appuyer, et en même temps transformer les pratiques politiques, administratives et professionnelles.

Votre travail se déploie dans des formes comparées entre la France et le monde anglo-saxon, notamment l’Amérique du Nord. Que nous apprennent ces allers-retours ?

Ce qui m’a beaucoup intéressé aux Etats-Unis et au Canada, c’est la force de l’action communautaire, en particulier dans les territoires populaires. A Boston, j’ai pu observer le travail des Community Development Corporations, qui sont de véritables opérateurs et gestionnaires urbains. Elles ont été créées dans les années 1970, dans la suite du mouvement des droits civiques, avec des financements fédéraux, des financements locaux mais aussi des fondations. Dans un quartier de Boston, Dudley Street, une coalition associative a ainsi pu imposer à la municipalité son programme d’aménagement ; elle fait de la maîtrise d’ouvrage de logements accessibles, gère du foncier dont la municipalité lui a délégué les droits, conduit des politiques commerciales, travaille sur les enjeux d’alimentation[3]. Et ce sont les habitants du quartier qui sont majoritaires dans son conseil d’administration. Pour autant, je n’en fais pas un modèle car d’une certaine façon, on laisse aux pauvres gérer la pauvreté, sans que les causes structurelles d’inégalité ne soient ébranlées. Mais j’en retiens la notion d’empowerment, l’idée de pouvoir d’agir des citoyens. Pouvoir sur mais aussi pouvoir de faire, à l’échelle individuelle, collective ou communautaire et dans une perspective de transformation sociale.

Dans un autre contexte, celui de Montréal, j’ai pu travailler sur l’expérience de reconversion d’un bâtiment industriel, le bâtiment 7, dans le quartier de la Pointe Saint Charles par une coordination d’associations réunie autour d’une table de quartier. La municipalité a mis à disposition ce bâtiment pour mettre en œuvre une forme de développement local conduit par les citoyens. Cette table de quartier représente un contre-pouvoir qui négocie et participe à la production urbaine[4].

De ces expériences nord-américaines, je retiens aussi que pour que les habitants les plus précaires ou minorisés puissent peser, il faut qu’ils puissent construire une parole collective formuler ensemble leurs besoins et propositions. Cette parole nécessite des espaces spécifiques, ce que la philosophe Nancy Fraser appelle des « contre-espaces publics subalternes »[5] qu’il faut leur laisser prendre et gérer. C’était tout le sens du rapport que nous avons remis au Ministre de la Ville François Lamy, avec Mohamed Mechmache, sur la participation dans les quartiers Politique de la ville.  Mais il faut bien constater qu’en France, les expressions et mobilisations habitantes font peur, en particulier quand elles viennent des quartiers populaires ; les politiques publiques restent enfermées dans des logiques de contrôle et d’encadrement.

La transformation se fait aussi par la gestion ?

Les deux questions sont articulées, en particulier dans une période où l’enjeu de la bifurcation écologique interroge les modèles urbains non seulement comme forme mais comme modes de gestion. Cela ne peut se faire sans les habitants. La production urbaine ne relève pas d’une logique linéaire, elle se fait par le projet mais aussi par les appropriations citadines, par les choix de gestion qui sont opérés à la suite.

Tout au long de votre carrière, vous avez multiplié les postures autour de votre objet de recherche. Postures et aussi productions, un peu à l’envers de l’imaginaire qui circule parfois d’une recherche qui devrait nécessairement se mettre à distance ? Peut-on dire que vous incarnez une figure de chercheure « embarquée » ?

L’objectivité est une question récurrente adressée aux chercheurs. Les recherches féministes ont beaucoup travaillé cette question en proposant l’idée de « savoirs situés »[6]. Chercheurs et chercheures ne vivent pas en dehors de la société et de ses débats, ils ont un point de vue, ils produisent de la connaissance à partir de ce qu’ils sont, de leurs expériences, de contextes donnés. L’histoire des sciences a montré que cela est tout aussi vrai pour ce que l’on appelle sans doute à tort « les sciences dures ». Nous appartenons au monde social que nous analysons. L’important est d’objectiver cette position et de garder une dimension réflexive dans nos travaux.  Le travail du chercheur n’est selon moi pas de produire « une vérité absolue » mais des connaissances et une vision du monde à mettre en discussion avec la société, à confronter avec d’autres savoirs.

Cela m’a amenée à expérimenter plusieurs façons de faire de la recherche, en particulier de la recherche participative, avec les principaux concernés. Dans la période la plus récente, avec un collectif de chercheurs, nous avons travaillé avec des jeunes des quartiers populaires, en  partant de leurs expériences[7].  Cela nous a amenés à réfléchir aux conditions de diffusion des résultats de la recherche et à travailler avec un groupe de théâtre, Kygel théâtre, à la production d’une pièce de théâtre. J’avais précédemment travaillé avec Lamence Madzou, ancien chef d’une bande en région parisienne, que j’ai aidé à produire son autobiographie à laquelle est associée mon analyse[8]. La recherche contribue ainsi à des formes d’émancipation.

J’ai enfin eu l’occasion de produire un rapport avec Mohamed Mechmache, initiateur et président du collectif ACLEFEU à Clichy sous-bois, rapport commandé par le Ministre de la Ville François Lamy en 2013 et intitulé « Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ça ne se fera plus sans nous. Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires »[9]. Il ne s’agissait plus ici de produire une recherche mais de contribuer à l’élaboration de propositions à partir de mes connaissances scientifiques. Ces différentes postures me semblent complémentaires et ne s’opposent pas à de la production plus classique de recherche que je pratique également.

Avez-vous un message pour les aménageurs qui nous lisent ?

On observe des avancées sur la prise en compte de la participation dans les milieux de l’urbanisme et chez les concepteurs ; de jeunes professionnels en particulier développent de nouvelles pratiques. Mais il reste encore parfois une forme de réticence, avec l’idée que la participation prendrait du temps, coûterait cher, serait inefficace. Or on connaît le coût des projets imposés qui suscitent des conflits, nécessitent des adaptations.

Le développement d’un urbanisme participatif appelle à réfléchir à la responsabilité sociale des professionnels, à leur posture. Aux Etats Unis dans les années 1970 le mouvement d’advocacy planning pensait architectes et urbanistes comme au service des groupes et des communautés pour lesquels ils travaillent. Il faudrait sans doute réfléchir en France à la possibilité de donner les moyens d’une contre-expertise au service des habitants. Elle commence à exister, mais de façon fragile, à travers des associations comme APPUII. Les aménageurs auraient tout intérêt à contribuer à son financement.

Cela implique de prendre en compte et d’accepter le conflit comme une composante d’un processus démocratique et non comme problème.

Enfin, les élus et professionnels sont souvent à la recherche du bon outil, de la bonne méthode pour faire participer. Si on a beaucoup avancé du point de vue procédural, il n’existe pas d’outil magique. L’important est surtout de se poser la question des enjeux de la démarche engagée : que met-on en discussion ? avec quelle marge de manœuvre ? auprès de quel public ? et de garder tout au long de la démarche une vigilance sur les enjeux de pouvoir, de minorisation ou sur la mise à l’écart des groupes les plus fragiles.

[1] Manon Loisel, Nicolas Rio, Pour en finir avec la démocratie participative, Textuel, 2024

[2] Marie-Hélène Bacqué et Yves Sintomer et Henri Rey (dir), Gestion de proximité et démocratie participative,  Marie-Hélène Bacqué, Yves Sintomer et Henri Rey, (dir), Paris,  La Découverte, 2005.

[3] https://www.dsni.org/

[4]Carrere, P. er Bélanger, F(2024) . Le Bâtiment 7 à Montréal, un commun urbain contre la gentrification ? Espaces et sociétés, n° 191(1), 113-129.

[5] Fraser N., 1992, « Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement. Extrait de Habermas and the Public Sphere, sous la direction de Craig Calhoun, Cambridge, MIT Press, 1992, p. 109-142 », trad. de l’anglais par M. Valenta, Hermès. La Revue, 31, pp. 125-156, 2001.

[6] Haraway D. (1988), « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, vol. 14, no 3, p. 575-599.

[7] Voir le site jeunesdequartier.fr

[8] Lamence Madzou, Marie-Hélène Bacqué, J’étais un chef de bande, La Découverte, 2008

[9] Marie-Hélène Bacqué, Mohamed Mechmache, Pour une réforme radicale de la politique de la ville, 2013, accessible ici

 

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